Jinjer en état de grâce avec Duél
Avec Duél, le groupe Jinjer signe un cinquième album, encore plus agressif que le précédent. Ce nouveau chef-d’œuvre semble extraire toute l'essence de Wallflower pour la pousser à son paroxysme. Le groupe ukrainien prouve une fois encore qu'il ne cesse de repousser les limites du metal moderne.
Mêlant metal progressif, djent et groove, l'album est une démonstration de maîtrise technique et d'innovation. L'utilisation des bases du jazz et de ses progressions d'accords est absolument géniale, apportant une richesse harmonique aux morceaux. Alterner entre chant clair et chant saturé est une prouesse bien connue dans le métal, mais Tatiana Shmayluk impressionne par la fluidité avec laquelle sa voix se promène entre growl dévastateur et envolées cristallines. Sa technique vocale et sa polyvalence surpassent tout ce qu’elle nous a offert jusqu’à présent. Ce qui me plaît le plus dans ce groupe, c’est que la basse, jouée par Eugene Abdukhanov, est vraiment mise en valeur comme un instrument central et unique.
L’album aborde des thématiques philosophiques et sociales, telles que l’opposition à toute restriction dans la recherche du plaisir (« Hedonist »), le refus des normes sociales liées à la classe (« Tantrum ») ou au genre (« Someone’s Daughter »), ou encore la recherche d’identité dans un monde hostile dans lequel on ne trouve aucun sens (« Kafka »)...
Si aucun des onze titres ne parle explicitement de la guerre en Ukraine, son ombre plane sur tout l'album : chaque morceau évoque la colère, le conflit interne, l’affrontement, aussi bien à travers des riffs lourds et violents qu’en faisant appel au champ lexical du combat et des armes dans les paroles des titres les plus marquants. L’album en devient une œuvre intrinsèquement liée à la situation du groupe et de son pays, à la fois introspectif et politique. Cela n’a rien d’étonnant quand on connaît les engagements de Jinjer, qui avait notamment prononcé des discours contre la guerre en Ukraine lors de concerts en 2022.
L’album s’ouvre sur « Tantrum » : la voix saturée ultra-agressive de Tatiana lance les hostilités avant de laisser la basse nous surprendre avec son jeu jazzy et du tapping dans une seconde partie.
Alors qu’il est composé dans une gamme habituellement réservée aux musiques latines, « Hedonist » étonne par ses riffs presque exotiques dans une ambiance sombre. La saturation vocale de Tatiana illustre parfaitement les paroles, qui aborde la tension entre la volonté de poursuivre un désir infini et l’impossibilité à l’atteindre.
Dans Tumbleweed », le rythme est déroutant, la voix de Tatiana contraste les riffs lourds et presque plombants du morceau. Son chant tantôt grave, avec des motifs en cascade, tantôt flottant dans les aigus, « Tumbleweed » en devient par moment subtilement hypnotisant.
Avec ses codes typiques du metalcore, « Green Serpent sonne comme un hit et devient l’un des morceaux phares de l’album, comme si le groupe renouait avec ses débuts. L’ambiance rappelle aussi celle du titre « Pisces», qui avait joué un rôle clé dans la carrière de Jinjer.
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Mes coups de cœur
Etant une grande amatrice de Kafka, il n’y a rien d’étonnant à ce que le morceau du même nom soit mon gros coup de cœur.
"Whom to wake up in the morning? A Gregor or a Josef will it be ?"
La référence est explicite aux deux protagonistes les plus célèbres de l’auteur : Gregor Samsa (La Métamorphose), transformé en coléoptère et rejeté par sa famille, et Josef K. (Le Procès), victime d’un univers aux lois abstraites qui le plongent dans l’incompréhension.
“You came into the world unloved but love
Has found you through our word
Cupid pierced your chest with nails
The void will bleed with inks
The void will bleed with inks
Absurd of my existenceI'm aching through persistence”
De la poésie à l'état brut.
C’est probablement le morceau le plus prosodique de l’album. Par des sonorités qui rappellent - comme l’ensemble de l’album d’ailleurs - celles du groupe Periphery, « Kafka » est brutal, spontané, authentique, malgré une structure progressive qui demande d’intellectualiser l’écoute.
« Someone's Daughter », un autre favori qui va direct dans ma playlist, use de rythmes groovy et de riffs toujours entrecoupés de dissonances, afin de dénoncer l'injonction faite aux femmes d'adopter des codes masculins pour être prises au sérieux. Le message est le suivant : les femmes doivent se blinder pour survivre dans un monde d’hommes.
L’album s’achève sur « Duél », qui lui donne son nom : un condensé de ce que Jinjer fait de mieux. Une intro soul et funky, un chant clair déchirant, un contrôle parfait de la délicatesse et de l’agressivité, des polyrythmies entre la guitare et la basse… La batterie de Vladyslav Ulasevych fusionne le tout à la perfection. La fin du morceau offre une sensation de résolution, concluant parfaitement l'album. Duél est un album brutal, intelligent, sincère. C’est un exutoire face au chaos, qui malgré toute la violence dont il déborde, préserve une grande sensibilité. Avec ce cinquième album,Jinjer redéfinit les codes du metal moderne.
À écouter en boucle.
Chronique par Steely Eyed Cat