À l’occasion de la sortie de son troisième opus, The art of letting go, le 11 octobre, nous avons rencontré Myles Kennedy, pour un moment unique. Entre musique et cheminement de vie, l’artiste nous a livré sa vision du monde, avec sagesse et poésie et s’est livré à cœur ouvert sur l’art de lâcher prise. Une discussion qui nous a touchée et nous questionne encore aujourd’hui sur notre rapport à notre devenir. [Rencontre avec Myles Kennedy, par Joy Le Liboux et François Capdeville]
Hello Myles ! Autant ton précédent album Ideas of March est très acoustique, autant The art of letting go est davantage tourné « rock énergique », alternant son clair et saturé. Un bien bel album…
Merci beaucoup. Ça fait plaisir à entendre, car on n’est jamais sûr de rien. Quand je compose et assemble divers éléments sonores qui m’inspirent, je me demande souvent s’ils trouveront un écho auprès d’autres personnes. C’est toujours très gratifiant de pouvoir toucher le cœur des gens.
The art of letting go ou l’art de lâcher prise. A quel moment, sait-on qu’il est temps de lâcher prise ? Car dans la vie, comme peut-être aussi dans la musique, apprendre à lâcher prise permet de traverser des moments difficiles…
Apprendre à lâcher prise est quelque chose qui m’a nécessité de la pratique, car ce n’est pas inné. Il faut savoir à la fois savoir écouter sa voix intérieure, et également lui demander de garder le silence… Ce qui est intéressant avec cette approche en partie influencée par des philosophies orientales, c’est qu’en fait, avec le temps, il s’agit davantage d’apprendre l’art de faire taire cette voix intérieure, qui peut-être critique et/ou générer un bavardage incessant et freiner nos actions. C’est à ce prix que l’on peut réellement être ancré dans le présent.
Penses-tu que dans notre société moderne, nous avons oublié comment lâcher prise ?
Oh que oui… Si l’on prend l’exemple des téléphones portables, nous subissons au quotidien un flot continu d’informations, souvent anxiogènes, et renforcé par des processus de récompenses comme les likes des réseaux sociaux. Pour ma part, j’ai appris à m’éloigner de tout cela, parce que c’est addictif et cela m’empêchait de me centrer sur ce qui est important.
Quand j’étais adolescente, la musique m’a aidée à traverser beaucoup d’étapes dans ma vie et à mieux me comprendre, ainsi que le monde qui m’entourait. Quel regard portes-tu sur la jeunesse aujourd’hui dans un contexte particulièrement anxiogène (tensions géopolitiques, écart de richesses croissant, changement climatique...) ?
Je pense que c’est une époque difficile pour les jeunes. Mon frère a des enfants adolescents et je l’écoute parler des défis auxquels ils doivent faire face, défis que nous n’avions pas à gérer plus jeunes. Franchement, je n’ai pas de réponse définitive à cela. Je peux seulement partager ce que j’ai fait pour moi-même pour me libérer. Pour moi, ça a vraiment été de fermer la porte aux réseaux sociaux. Tu as vu le documentaire The Social Dilemma ? Quand j’ai entendu les témoignages de certains fondateurs/contributeurs des réseaux sociaux parler des effets psychologiques, du besoin de reconnaissance… C’était le déclic pour moi.
Mais c’est plus facile à dire quand on a déjà établi sa vie. J’ai bien conscience qu’aujourd’hui les plateformes sont des leviers importants pour découvrir des artistes, mais aussi pour rencontrer des gens, pour établir des liens.
Ne retrouves-tu pas aussi cette fameuse dopamine liée au principe de reconnaissance quand tu montes sur scène… ?
C’est une bonne remarque. C’est vrai. C’est une sorte de poussée d’adrénaline, mais sur scène, tu ne te contentes pas de regarder un écran, tu partages une expérience collective incroyable. Et j’ai cette chance de vivre des moments uniques comme ceux-là. Quand j’étais enfant, j’étais fascine par les vidéos de concerts des 80’s. C’était magique ! Même si bien plus tard, je réaliserai que parfois, il y a des soirées « sans ».
Tu le ressens vraiment, quand il n’y a pas de connexion ?
Complètement ! Jouer en live avec un public est un échange. Tu donnes quelque chose au public qui te le renvoie sous forme d’énergie. Parfois, ça ne marche pas. Ce sont des choses qui arrivent notamment en festival, où tu n’as pas forcément ton public habituel. Conquérir un nouveau public et l’engager est d’ailleurs une dynamique intéressante pour les artistes.
Tu tournes avec Alter Bridge depuis 20 ans, tu as travaillé avec de nombreux artistes planétaires, avec en premier lieu Slash… Ta musique est écoutée par des millions de jeunes. As-tu conscience de ton rôle en tant qu’artiste auprès des jeunes ?
J’en ai effectivement conscience, et notamment de la responsabilité qui m’incombe. Sans vouloir prétendre quoi que ce soit, j’essaie d’insuffler une énergie et des actions positives. Une partie de ce que je suis est le reflet de ce que j’ai appris en observant mes modèles, comme mes parents. Ils m’ont enseigné des choses utiles à ma vie, et maintenant je fais de mon mieux pour les transmettre à travers ce que je fais.
Cela m’incite aussi à continuer sur cette voie d’amélioration personnelle. Et crois-moi, j’ai encore un long chemin à parcourir. Je suis loin d’être parfait, mais quand je rendrai mon dernier souffle, j’aimerais pouvoir dire que j’ai parcouru un chemin bien plus long que ce que je pensais au départ.
Parfois, la première personne à nous stopper, c’est nous-même… Alors peut-être que ce cheminement aide à se libérer et à s’exprimer pleinement dans la musique ?
Exactement. Cela revient à ce que je disais plus tôt à propos de pourquoi je ne lis pas les commentaires ou la presse. Je n’ai pas envie de stocker ces informations dans mon cerveau et de les voir ressurgir à un moment donné dans mon processus créatif.
Créer c’est comme danser. Tu essaies de faire les bons mouvements tout le temps et de vivre aussi librement que possible. Pour moi, tout cela consiste à intégrer l’art du lâcher-prise et à être présent. Cela me fait penser à Bruce Lee qui disait "sois comme l’eau". Sois capable de t’adapter et de ne pas être freiné par ton ego. L’ego est le grand défi de l’artiste. Je n’aime pas ce mot de trois lettres.
Peut-être que, sans le vouloir, en tant qu’artiste mondialement reconnu, tu nourris aussi ton ego d’une certaine manière, non ?
Oui, sans aucun doute. Je suis humain, je culpabilisé parfois, mais ensuite je me rattrape et je me dis : "Non, non." Parce que ces moments de satisfaction de l’ego sont tellement éphémères. Ils disparaissent vite. Il y a cette introduction d’Ella Fitzgerald, ma chanteuse préférée, qu’elle fait d’une reprise d’une chanson de Gershwin, Nice Work If You Can Get It. Dans cette intro, elle parle de comment le temps efface les noms, peu importe qui l’on est. Et cela m’a vraiment marqué. On ne sera que poussière au vent, comme le disait le groupe Kansas. Alors tout ce qu’il te reste à faire, c’est de vivre au présent.
J’ai ressenti cet album comme une sorte de continuité de Year of the Tiger, ton premier album solo, portée par le thème du deuil…
Oui, je pense que tu as raison. Il y a une continuité. L’écriture de Year of the Tiger faisait partie d’un processus de guérison, tout comme pour The Ides of March. C’est une progression. Je n’y avais pas pensé de cette façon, mais oui, quand j’y réfléchis, l’art du lâcher-prise fait partie de ce processus. Cela fait partie du voyage, en quelque sorte.
Pour clôturer cette discussion passionnante, peux-tu nous dire de quoi es-tu le plus fier dans tes 35 ans de carrière ?
Eh bien, étant donné que j’essaie de mettre de côté l’ego humain, c’est une question délicate, parce que cela rentre en contradiction avec le fait d’être fier, non ? (Rires) Les gens vont se dire que je suis un homme bien compliqué !
Ecoute, je viens d’une petite ville, d’où très peu de gens en sont sortis. J’ai ardemment souhaité devenir un artiste, et aujourd’hui me voilà ici à parler avec toi de ma musique. J’en suis fier et reconnaissant. Alors oui, ça a été une aventure incroyable et je recommande vivement de suivre ses rêves quels qu’ils soient. Parce que si tu parviens à attraper tes rêves et les réaliser, plus rien ne pourra t’arrêter.
Imagine-toi un instant que petit Myles Kennedy, 10 ans, est avec nous. Quel message tu aurais pour lui ?
Je lui dirais que tout ira bien. J’étais un enfant très nerveux et anxieux. J’ai perdu mon père très jeune. J’ai traversé des moments difficiles. J’étais plutôt petit, et je me faisais chahuter. Quand j’avais un coup de cœur pour une fille, tout ce qu’elle voulait faire, c’était me pincer les joues parce que j’étais mignon, comme une peluche. Je ne me suis jamais senti normal. Mais en évoluant, notamment à l’adolescence, tout s’est passé bien mieux que je ne l’imaginais. Alors je dirais au petit Myles : "Tout ira bien. Ne sois pas si dur avec toi-même. Et arrête de parler négativement de toi-même. C’est la pire des choses à faire ».
C’est encore une fois une question d’amour…
Oui, l’amour. L’amour de soi. Amen to that.
Texte: Joy Le Liboux
Photo cover : Chuck Bureckmann
Photo intérieur : François Capdeville