Texte & photos : Garance Ameline
J’ai aujourd’hui une belle histoire à vous conter. Une histoire de poésie harmonieuse, d’intensité sonore, d’émerveillement évolutif et de bouleversements émotionnels. C’est un honneur de partager avec vous ma première découverte sur scène du groupe anglais Porcupine Tree.
Depuis le début des années 90, Procupine Tree a marqué le paysage musical du rock progressif en incorporant des éléments ambiants et expérimentaux sur un fond de psychédélique atmosphérique, le tout propulsé par des touches métalliques et puissantes. Après une séparation de plus de dix ans, le groupe a surpris son public en sortant un album en 2022. Parmi les trois dates très sélectives en France pour leur tournée de 2023, après le Hellfest et le Théâtre antique de Vienne, le groupe a fait honneur à la Côte d’Azur en se représentant seul pour la toute première fois au Palais Nikaïa de Nice. C’est dans ce cadre splendide et accompagnée de certains de mes proches que ma narration commence.
Ma première surprise en entrant dans le Palais Nikaïa est le public débordant de diversité, dispersé aux quatre coins du bâtiment : cette assemblée, représentée par tous les âges et toutes les nationalités, célèbre ensemble le même univers musical. Je suis émue de me retrouver au cœur d’un public aussi hétéroclite et de constater que le groupe réunit autant de monde et continue à impacter toutes les générations.
Premier Set : Apesanteur, textures ambiantes et nouveauté
L’impatience me gagne lorsque je prends place dans les gradins. Fidèles à eux-mêmes, c’est à 20h30 tout pile que les membres de Porcupine Tree commencent leur set. Les guitares de Steven Wilson et de Randy McStine introduisent Blackest Eyes, le premier morceau de l’album In Abstentia, célèbre pour avoir confirmé et sublimé les sonorités métalliques dans le travail de Porcupine Tree. Le très admiré Gavin Harrison fait à son tour entendre sa batterie et je suis immédiatement projetée dans l’univers poétique du groupe. Les notes lumineuses associées à un rythme puissant et à des breaks soudains apportent à leur rock progressif une atmosphère à la fois positive et étoffée, ainsi qu’une sincère mélancolie. Peu de groupes, et peu de chansons, parviennent à concilier la puissante lourdeur de la basse et de la batterie avec la légèreté harmonieuse produite par les guitares et synthétiseurs de Richard Barbieri. Wilson prend pour la première fois le micro et sa voix contribue à notre mise en apesanteur.
Je ferme les paupières afin de mieux recevoir la musique, mais lorsque je les ouvre de nouveau, plusieurs aspects me sautent aux yeux : l’écran géant au centre de la scène projette l’image d’un homme torturé et rythmé par les jeux de lumière, correspondant à la pochette de l’album en question. Cette figure humanoïde n’est pas sans rappeler une iconographie Toolienne qui ravira les fans des deux groupes. Cependant, je prends conscience que quelque chose ne va pas… Mon regard scanne la scène, de droite à gauche, je compte les musiciens, les instruments… La basse est manquante. Et son musicien également. Porcupine Tree n’est pas le genre de groupe à prendre son public de haut. Ils expliquent très vite que, pour des raisons personnelles, le bassiste Nate Navarro a été exceptionnellement remplacé par « the invisible funky bass player », comme le dit Wilson, qui semble être une back-in-track.
Le bassiste invisible introduit la chanson suivante, Harridan du tout nouvel album CLOSURE / CONTINUATION du groupe. La ligne de basse, très présente dans ce morceau, nous fait regretter l’absence d’un bassiste en chair et en os… Néanmoins, ce morceau possède une structure intéressante et voire même un peu déroutante. Il ne tient qu’à un fil que les musiciens ne rompent la monotonie circulaire des rythmes entremêlés qui me tiennent en haleine. Ils conservent cependant leur plus grand calme et laissent place à une autre chanson de leurs anciens registres.
Premier morceau de l’album Deadwing joué pendant ce concert, Mellotron Scratch nous maintient dans une atmosphère aérienne. Cependant, je sens cependant la foule s’impatienter, le public semble réclamer le retour de la pesanteur et des sons plus métalliques. Procupine Tree ne nous déçoit pas en poursuivant avec l’allégorique chanson Open Car du même album. Sans perdre pour autant leur poésie, les musiciens nous racontent une toute autre histoire, celle de la fièvre amoureuse et des relations dénuées de sens et de profondeur. Ce que j’apprécie particulièrement avec Porcupine Tree, c’est que le groupe parvient à raconter des histoires partagées tout en y insufflant une poésie musicale. Dans un sens, il nous invite à regarder et écouter autrement nos histoires du quotidien.
On aurait tendance à écouter Dignity, du nouvel album, si le temps était clément et que l’on avait de l’espoir à revendre. Cependant, nous sommes à nouveau frappés par la subtile ironie dont le groupe a fait parfois preuve. Tandis que les musiciens vendent le rêve d’un jour nouveau, l’écran géant projette un long panorama urbain dépeignant des personnes sans domicile fixe errant dans les rues d’une ville qui ignore jusqu’à leur existence. Toute la musique prend alors un sens nouveau. La magie critique et musicale frappe à nouveau.
Wilson prend de nouveau le micro pour nous confier son expérience au Hellfest quelques mois plus tôt : « Isn’t it a bit too metal ? » Il nous explique alors le malaise que Porcupine Tree avait ressenti en jouant juste avant Iron Maiden, et en essayant, tant bien que mal, d’enflammer les fans du groupe avec leur chansons les plus « heavy ». Cette réflexion m’a fait sourire. J’ai un message spécial à faire passer à nos amis de Porcupine Tree : je vous rassure tout de suite buddies, Métalleux de France soutient à 100% votre travail et vous avez votre place dans la scène. Le métal et le rock actuel ont besoin de la diversité que vous offrez. Je vous suis infiniment reconnaissante de composer des chansons aussi belles et créatives.
Après quelques chansons, le groupe nous remercie et je ressens soudain l’angoisse de voir le concert déjà s’achever. Mais il n’en est rien, le groupe part pour une courte pause et nous invite à revenir pour la seconde partie du set. Décidément, nous ne sommes pas au bout de nos surprises avec Porcupine Tree. Comme pour donner raison aux réflexions du groupe sur le Hellfest, un homme arborant le tee-shirt du dit festival s’indigne à côté de moi : « On n’est pas à l’opéra ici ! ». Je m’éloigne et retrouve mes proches, qui semblent eux aussi relativement déçus par cet arrêt brutal dans leur voyage musical. En vérité, notre périple ne faisait que commencer.
Second set : Apathie moderne et critique contemporaine
Le glas sonne l’heure de retourner dans l’immense antre mélodique de la salle du palais Niakaïa. Une légère inquiétude s’installe au creux de mon ventre : est-ce que ce second set saura satisfaire la considérable impatience exprimée par la foule ?
Comme si les musiciens avaient lu dans mes pensées, Wilson introduit sans l’ombre d’un doute l’une des chansons les plus fabuleuses et les plus acclamées du groupe : Anesthetize du sublime album Fear of a Blank Planet. Le groupe n’aurait pu trouver de meilleur moment pour introduire cette splendide chanson, certainement l’une de mes plus belles découvertes musicales de ces dernières années. Cette chanson m’enveloppe dans une nostalgie insurmontable, des bulles de souvenirs remontent à la surface de mon inconscient. Je me la réapproprie personnellement, je l’attache à des souvenirs qui me sont propres, et je ne suis certainement pas la seule dans la salle. C’est ce qui fait la force de cette chanson.
La composition évolutive de ce titre nous fait passer par tous les stades émotionnels : calme et monotonie provoquée par la voix étirée de Wilson et le battement rythmé des toms de Harrison ; tension et doute alimentés par les changements harmoniques des guitares et des synthétiseurs de Barbieri ; confusion et implosion par tous les instruments en symbiose ; malaise et aliénation ; soulagement et lucidité. Dix-huit minutes d’ascenseur émotionnel. Ce qui apparaît très paradoxal, car en nous plongeant dans un immense panel d’émotions, cette chanson évoque en réalité l’apathie.
Le thème de cette chanson résonne de façon quasi universelle et actuelle : on y évoque l’ennui, l’accablement, la dépression, l’insensibilisation, la perte d’intérêt et de contrôle… Une captivante critique de notre société de consommation. Les instruments racontent l’histoire d’un cas qui semble isolé, celui d’une personne se noyant dans l’abime des pulsions contemporaines et dans les méandres de la modernité. Pourtant, ce cas précis permet au groupe de dénoncer un système impactant tous les aspects de la société. C’est peut-être mon goût pour la littérature d’anticipation qui me fait autant apprécier cette remise en question de la contre-utopie dans laquelle notre monde évolue. Le message de Porcupine Tree résonne beaucoup en moi. Face à une angoisse contemporaine et généralisée, quelle meilleure réponse que la musique ?
Second set (suite) : Mélancolie chimérique et retour aux sources
Le groupe nous conquiert de plus belle en reprenant dans cette seconde partie un titre de l’album The Incident nommé I Drive the Hearse. Cependant, je fus plus particulièrement marquée par la performance live de la chanson Sleep Together, de l’album Fear of a Blank Planet. Dans ce titre, les textures produites par le claviériste Barbieri dressent une architecture musicale spectaculaire, nous faisant entrer dans une boucle hypnotisante et captivante. J’admire également la virtuosité prodigieuse du guitariste live Randy McStine, maîtrisant à la perfection les riffs du groupe et interprétant admirablement et les secondes voix.
Wilson reprend timidement le micro et déclare que contrairement à des groupes comme Blue Oyster Cult ou Guns’ and Roses, Porcupine Tree ne possède pas de singles mythiques qui les contraindraient à les jouer systématiquement sur scène. Il affirme ainsi qu’ils « play whatever the fuck we want! ». À une exception près… Tandis que la foule réclame la chanson Trains, Wilson relève que les statistiques de Spotify indiquent une tendance notable pour ce titre. C’est ce dernier morceau qui conclut cette date mémorable. Que serait Porcupine Tree sans la subtile superposition de touches électriques et de balades acoustiques ? Ce titre nous transporte encore dans l’univers singulier du groupe.
Comme si j’étais redescendue sur terre après avoir exploré quelques cieux mélodiques, il me faut quelques minutes pour reprendre mes esprits après cette spectaculaire performance. En jouant avec le lourd et l’aérien, le présent et la mélancolie, le progressif et l’atmosphérique, Procupine Tree a su nous accompagner dans chaque recoin de leur monde. Le sens de leur musique n’est pas uniquement intellectuel mais aussi remarquablement sensible et sincère. Je me sens infiniment reconnaissante envers les musiciens du groupe pour m’avoir ouvert leur monde. À mon tour de les remercier par ce modeste live report, qui ne retranscrit que frugalement leur talent.